Le temps du débat
Par Julien Raone et Steve Tumson
L’ère numérique est celle des big data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Du travail, à la justice et aux relations amoureuses en passant par l’organisation de la ville, de la santé et de la consommation, aucun secteur n’y échappe. Les données et le calcul algorithmique ambitionnent de faciliter nos décisions et d’optimaliser nos actions dans tous ces domaines. La prolifération de dispositifs et de capteurs connectés, plus portables et individualisés que jamais, fleurissent dans tous les pans du quotidien. L’intelligence artificielle est appelée à repousser sans cesse le champ des possibles en réalisant, de manière automatisée et auto-apprenante, des opérations de plus en plus complexes telles que le diagnostic médical, l’organisation de la production ou les déplacements en voiture.
Les discours qui accompagnent cette vague numérique s’ancrent dans une promesse renouvelée de progrès et d’harmonie sociale. Promoteurs d’un modèle économique basé sur l’exploitation de la donnée, ils portent également des engagements en termes de croissance et de bien-être individuel. Nombreux sont les États qui s’engagent en faveur de plans de soutien de l’infrastructure numérique qu’il s’agisse des politiques éducatives, productives ou d’aménagement du territoire. En contre-point, des voix s’élèvent qui questionnent cet engouement digital. Elles dénoncent l’avènement d’une société automatique dépossédée de son fait politique, de nouvelles formes de déterminismes sociaux, d’une intensification des modes de surveillance des populations, d’une marchandisation de nos gestes quotidiens, ou encore de l’avènement d’un Homme plaqué contre l’immédiat et dépecé de sa faculté de jugement.
En dépit de l’ampleur des métamorphoses annoncées et de ces nouveaux clivages, le débat public actuel ne s’élève que lentement à la hauteur des enjeux. Trop souvent, le numérique est posé comme un objet morcelé, traité exclusivement sous l’angle technologique ou scientifique. L’examen de ses tenants politiques, socio-économiques et environnementaux s’en trouve négligé. De même, le questionnement éthique se limite souvent de façon caricaturale à la protection des données à caractère personnel. Trop souvent, les mots du numérique sont laissés aux experts techniques ou aux géants industriels. Si ces voix comptent, elles doivent rencontrer celles des citoyens, des chercheurs, des associations professionnelles et de la société civile, au risque de n’offrir qu’une lecture étroite des enjeux.
Trop souvent, le numérique est présenté comme une vague sur laquelle il faut surfer au risque de succomber à la concurrence internationale ou à la pression économique. Sans nier les changements en cours, cette urgence permanente court-circuite le temps du débat et l’appropriation de ses enjeux. Essentiellement réactive, la réponse politique peine à les intégrer dans une vision de société ou un horizon commun. Ce n’est pourtant que lorsque ses finalités et ses usages sont pensés et délibérés que la technique peut devenir porteuse de sens pour les sociétés.
Il faut donc muscler le débat public. Comment ? En proposant des regards éclairés, critiques et distancés incitant à penser à l’échelle individuelle et collective les enjeux du numérique dans leur diversité. En faisant foisonner une pluralité de discours, d’imaginaires et de propositions sur la manière de faire sens du numérique et de délibérer sa place dans nos sociétés. Et puis surtout, en contribuant à la naissance d’une citoyenneté à même d’approcher la société numérique comme un objet politique dont la détermination des orientations et des finalités relève du débat démocratique. « Dans quelle société numérique voulons-nous vivre ? », voilà la question à inscrire à l’agenda de la transition numérique pour en ouvrir au maximum le champ des possibles.
En proposant à dix chercheurs issus d’horizons différents de prendre la parole, le Groupe du Vendredi a souhaité contribuer à l’enrichissement du débat public. À partir de disciplines telles que la philosophie, le droit ou l’ingénierie, ces penseurs de la société numérique en questionnent les ressorts dans des lieux aussi variées que l’économie, l’éducation, la sécurité, la justice ou la politique. Leur lecture, souvent décalée ou à contre-courant, force à réfléchir et à se confronter, sous différents angles et dans leurs différents aspects, aux enjeux multiples de la société numérique.