Le sujet numérique, sujet libidinal
Mark Hunyadi
Le scandale de Cambridge Analytica, les affaires en tiroir de Facebook successivement accusé de manipulations politiques, puis d’avoir tenté de les dissimuler, mais aussi le piratage des données bancaires de 500’000 clients de la chaîne d’hôtel Marriott au mois de novembre 2018, et toutes les bombes à retardement russes, chinoises et anonymes qui exploseront un jour – tout cela n’y fait rien : les utilisateurs lambda des outils numériques continuent de se connecter, de livrer leurs données, de se géolocaliser ou de s’exposer sur les réseaux sociaux. Aucun de ces scandales ne freine aujourd’hui l’extension du numérique.
Ces scandales ont à mon sens au moins le mérite de montrer deux choses, et ces deux choses sont essentielles à la compréhension de l’emprise du numérique sur nos sociétés.
La double finalité des outils numériques
D’abord, ils mettent à nu la nature même des outils numériques, qui est de toujours servir une double finalité, celle de l’outil que nous utilisons, et celle du système qui nous utilise. Un exemple vaut mieux que de longues explications : Facebook. Nous l’utilisons comme instrument de communication, de diffusion, d’archivage ou de mobilisation. C’est son utilité pour l’utilisateur. Mais il est fait pour autre chose, à savoir pour extraire un maximum de données possibles. Facebook n’est évidemment pas valorisé à près d’un demi-milliard de dollars pour permettre d’y déposer amoureusement la photo de son dernier sushi ! Il y a par exemple toute une série de comportements que FB encourage, mais qui ne font sens que pour FB, tel les « likes » ou l’archivage des transcriptions de tous vos chats (ce qui fait que ce que vous archivez de vous-même ne correspond pas forcément à la manière dont l’entreprise vous voit !).
Cela veut donc dire qu’une double finalité traverse les outils numériques : la finalité pour l’utilisateur, et la finalité pour le système. Ces deux finalités sont à la fois indissociables, car elles s’alimentent techniquement l’une l’autre, et divergentes dans leurs objectifs. Le législateur européen le sait bien, lui qui a rédigé le RGPD précisément pour protéger le citoyen contre une finalité qui n’est pas la sienne et qui le menace en flux continu. L’existence du RGPD est la preuve – comme la serrure est la preuve de l’inclination à voler – que dans le moment même où l’utilisateur se connecte, il se trouve lui-même instrumentalisé, à son insu, au profit d’une fin qui lui échappe. Telle est la structure générale des outils numériques, et voilà qui est absolument inédit dans l’histoire de la technique : c’est la première fois (rupture considérable !) qu’un outil n’est pas fait pour l’usage qu’on en fait.
« C’est tellement pratique ! »
Deuxième leçon des scandales : si les utilisateurs en tiennent finalement si peu compte, c’est que le système repose sur sa puissance libidinale. Les outils qu’il met désormais à notre disposition sont source de plaisir, ils procurent du confort et de la commodité. Ils sont éminemment pratiques. « Pratique » veut dire : réaliser une certaine fin objective, et le faire de manière subjectivement satisfaisante. La force de séduction du numérique, une force indéniable qui explique son succès sans précédent dans l’histoire industrielle, c’est de savoir et de pouvoir s’adresser à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux : de savoir épouser les contours de leur vie psychique, en s’y fondant, en la flattant, pour rendre les tâches instrumentales agréables. Tel est le secret de son extension : le « c’est tellement pratique ! » désarme toute critique, émousse toute résistance.
Cette capacité technique qu’a désormais le capitalisme numérique d’épouser les contours libidinaux de notre psychisme (via les profils qu’il met tant d’énergie à connaître, à traquer) a des conséquences anthropologiques, sociales et politiques qu’il est encore difficile de mesurer. Enfermé dans sa bulle technologique, l’individu libidinal prend son plaisir pour la mesure de toute chose. Il se trouve ainsi arrimé au médium plus qu’au monde ; c’est une conséquence de l’emprise des outils pratiques, qui s’apprécient non à leur efficacité objective, mais à leur confort subjectif d’utilisation. De sorte que ces dispositifs, et tout le système économique qui sous-tend leur extension, sont ordonnés au bien-être des utilisateurs, chacun étant appelé à devenir le fonctionnaire de son propre confort. On peut imaginer avenir plus exaltant.