Imaginer à contre-courant : construisons une ère numérique politique et post-silicoloniale
Pierre Delvenne
Il semble aujourd’hui consensuel d’aborder le futur de la société et de l’économie par le numérique. Quotidiennement, nous sommes inondés d’une novlangue techno-économique dont les locuteurs nous enjoignent à nous libérer de l’héritage encombrant du déclin industriel pour embrasser une nouvelle « destruction créatrice », à l’image de ce qu’ont fait des entreprises comme Google, Amazon, Uber ou AirBnb dans la Silicon Valley. Un exemple ?
« Il faut sortir de sa zone de confort et prendre notre destin en main. Notre pays est rempli de talents qu’il faut accompagner dans des écosystèmes innovants et agiles, pour permettre aux startups audacieuses de l’industrie 4.0 de booster leur créativité et capter l’esprit de la disruption numérique ».
Bien que fictif, ce texte à l’allure grave, creux et déshumanisé pourrait avoir été prononcé par n’importe quel acteur qui parlerait d’innovation. Souvent, il est question d’un train dans lequel il faut monter « avant qu’il ne soit trop tard », au risque de devenir une colonie numérique, un territoire laissé pour compte des bienfaits de l’économie globale de l’innovation.
Il n’y aurait pas d’alternative. Le numérique et ses puissants corollaires, les algorithmes et l’intelligence artificielle, forment aujourd’hui le cœur d’un projet collectif censé donner du sens et une direction à des programmes et des communautés politiques. Le problème, c’est que les termes de cette création de sens et les enjeux qu’elle soulève posent question et échappent à tout questionnement critique sans faire l’objet d’un véritable contrôle démocratique. Ré-industrialiser à partir du modèle de la startup digitale fait l’objet d’un large consensus social-libéral et trouve un écho favorable dans les médias. La force de la conviction qu’il faut bâtir notre société et notre économie sur ces fondements est si grande qu’elle a pour effet d’éteindre tout contre-discours.
Cette forme de discours à vocation universelle engendre des politiques d’innovation empreintes de ce que Éric Sadin appelle la « Silicolonisation du monde ». Contrairement à la colonisation, qui est une violence subie, il s’agit ici d’une aspiration ardemment souhaitée par ceux qui entendent volontairement s’y soumettre afin de faire advenir un nouvel ordre économique et culturel et un territoire façonné par l’innovation numérique.
L’imaginaire de la Silicon Valley fonctionne comme un repère et une ressource politique pour définir une communauté qui partage un avenir commun (et, espérons-le, meilleur), en passe de se réaliser par le biais de l’innovation numérique. Mais de quel avenir s’agit-il ? Faire advenir une destruction créatrice, mais qu’est-ce qui sera détruit et qu’est-ce qui sera créé ? Au bénéfice et au détriment de qui ? Avons-nous conscience du type de monde dans lequel nous vivrons si demain chacun de nos mouvements est capté et exploité par des systèmes computationnels ou si de plus en plus d’actions sont engagées par des machines de façon autonome ? Surtout, le souhaitons-nous ? Nous avons un besoin urgent de politiques d’innovation plurielles, moins saturées par ce modèle unique et plus ouvertes à des approches alternatives du futur numérique que nous souhaitons habiter. Le rapport de forces pour y parvenir est aujourd’hui très défavorable, tant les promesses de compétitivité et d’emploi justifient les discours qui considèrent qu’il faut mettre nos différences de côtés pour réussir la transition numérique. A contre-courant de ces idées, l’innovation numérique doit devenir un objet de débat politique, l’occasion de profiter de nos différences pour imaginer d’autres futurs avec le numérique. Ces débats doivent dépasser les cénacles fermés des cabinets ministériels, auxquels ils sont aujourd’hui cantonnés, pour avoir lieu dans les Parlements, qui ne s’en saisissent toujours pas, mais aussi plus largement au sein de la société civile. Dans leurs tentatives de changer l’ordre social et économique, les mouvements sociaux ne peuvent contourner la question de l’innovation numérique, car c’est par elle que de nombreux changements sont déjà à l’œuvre et heurtent notre expérience subjective de l’accumulation, la citoyenneté, la valorisation, la dépossession, l’identité ou la notion même d’humanité. Travailler collectivement à enrichir la norme hégémonique de la Silicon Valley pour la rendre juste, socialement robuste, économiquement équitable et écologiquement soutenable : voilà une question politique majeure pour les décennies à venir